A l'heure où le Festival Fauré est en train de renaître, grâce à l'acharnement de quelques appaméens mélomanes, mais en se situant maintenant non plus à Foix, mais désormais, juste cause !, dans sa bonne ville natale de Pamiers, je crois qu'il serait temps de publier bien tardivement, une note récapitulant diverses données éparses que j'avais conservées à son sujet.

 Dans ma chronique "Souvenirs de jeunesse", j'ai omis de raconter les  passages à la maison de Vlado Perlemuter, qui se rendait régulièrement à Foix pour le Festival Fauré, dans les années 50. Je déguerpissais alors du piano pour l'écouter travailler son programme… Inutile de dire l'impression, le choc que ce fut, pour moi de voir un pro au travail !

Plus tard, à l'époque des mes études à Paris, j'eus l occasion de le retrouver, et c'est bien en raison de tous ces souvenirs que j'ai créé ce blog à sa mémoire.

 Ce texte est donc un assemblage de notices extraites de ma base de données, consacrées à la biographie des Interprètes, et un remodelage de divers textes provenant des notices de ses disques, augmenté de divers papiers parus au lendemain de sa mort, et de quelques souvenirs et photos personnels.

 Je commencerai par deux citations marquantes de l'interprète :

 " Créateur ou dilettante, le musicien est un être sensible au rythme, à la mélodie, à l'harmonie, à l'atmosphère que créent les sons. Frissonner à l'enchaînement de deux accords comme au rapport de deux couleurs ".

 " Il y a des musiciens dont on se lasse, mais j'éprouve toujours la même émotion à jouer Chopin et Ravel ".

Vlado Perlemuter.

Vlado PERLEMUTER 2

 

Né le jeudi 26 mai 1904 à Kovno (aujourd'hui devenue Kaunas en Lituanie), de parents juifs polonais, il arrive en France en 1907. Tout jeune déjà, il jouait dans les cinémas pour accompagner les films muets.

" Tu es jeune, lui disait sa mère, mais tu as une vieille tête… ". Un visage de moine janséniste au cœur duquel vrillait un œil qui contenait toute la malice du monde : le seul œil qui lui restait heureusement intact, car à la suite d'un accident survenu très jeune, il avait failli perdre presque totalement l'usage de son œil gauche.[i] Nez effilé, menton aiguisé, il était taillé plus pour l'épure que pour l'emphase, plus pour la rigueur que pour la séduction.

 

Il entreprend des études de piano en 1913. En 1915 il est l'élève de Moszkowski avant d'être admis au Conservatoire de Paris, où il entre en 1917, époque à laquelle Gabriel Fauré en est le Directeur. Celui-ci lui fait travailler ses " Thèmes et Variations ", et c'est Cortot, son professeur, qui lui enseigne l'art du phrasé, du tempo et de la profondeur. En 1919, il obtint le Premier Prix, puis, en 1920, le Prix Diémer, (qui n'était accessible qu'aux Premiers Prix des dix années précédentes).

Il donne ses premiers concerts à Paris et à Genève en 1920. De 1924 à 1927, il travaille toute l'oeuvre pour piano de Ravel, pour qui il a une grande admiration, et à qui il la joue, à Montfort l'Amaury. Maurice Ravel lui fait alors travailler son œuvre pendant 6 mois. Il a alors 23 ans et Ravel 50. En 1929, il donne en deux récitals l'intégrale des œuvres de Ravel, qui, présent aux deux représentations le félicite pour son interprétation.

D'une nature éternellement modeste, il refusait pour autant d'être considéré comme l'élève du Maître : "J'ai travaillé seul toute son œuvre pianistique, puis je suis allé la lui jouer pour recevoir ses critiques et ses conseils. Ces rencontres sont si lointaines que seuls quelques détails restent gravés dans ma mémoire, mais ce que j'ai retenu de ces séances de travail, c'est son exigence de laisser à l'interprète la parole dans le respect de ce qui est écrit".

A la veille de la seconde guerre, il est considéré comme l'un des pianistes qui comptent. La guerre et ses conséquences interrompent sa carrière. Vlado Perlemuter se réfugie en Suisse en décembre 1942 pour plusieurs années, où il côtoie entre autres Wilhelm BACKHAUS, Clara HASKIL, Dinu LIPATTI.

Dans un article du Monde, Alain Lompech prétend que : "s'il n'avait pas entendu les balles siffler à ses oreilles, si le passeur qui lui a sauvé la vie n'avait pas été fusillé, si, d'avoir survécu n'avait pas grippé la machine à conquérir la gloire qui anime tout artiste, sa carrière eut été plus jet-set qu'elle ne le fût".

En 1950, il redonne des concerts à Paris et est nommé en 1951 Professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique, où il devient l'enseignant le plus demandé. Sa classe au Conservatoire de Paris est entrée dans la légende. On s'y pressait comme pour y recevoir la Sainte Parole… Se dépensant sans compter pour ses élèves, il était rare que "Vlad'lo pour l'moteur", ainsi que l'appelaient ses élèves, quitte la rue de Madrid avant 10 heures du soir. Parmi ses nombreux élèves on relève entre autres les noms de Michel Dalberto, J.F. Heisser, Michael Levinas, Jacques Rouvier, Miguel Angel Estrella, Alain Neveux, Christian Zaccharias, Stephen Hough, Gisèle Magnan, Michèle Boegner…

Il donne des Masterclasses au Canada, au Japon, ainsi qu'au Darlington Summer School of Music et aux Arcs. Parallèlement, il enregistre les œuvres majeures de Chopin pour la B.B.C.

En 1953, en collaboration avec Hélène Jourdan Morhange, il publie : "Ravel d'après Ravel", ouvrage dans lequel il fait part de ses expériences musicales avec le compositeur.

En 1955 il enregistre l'intégrale des œuvres pour piano de Ravel chez Vox, et est fréquemment sollicité comme membre du Jury dans les concours internationaux.

Président du Jury du Concours Chopin à Varsovie en 1965, il n'oublia jamais comment Martha Argerich joua la Barcarolle de Chopin lors des épreuves : "...à la fin de la première phrase, j'étais en larmes ; je savais que plus un candidat ne pouvait exister à côté d'elle…"

S'il se révèle très bon dans Ravel, il n'en est pas moins excellent dans Chopin, spécialement les Etudes, les Ballades et les Mazurkas. En 1962, il remporte le Grand Prix de l'Académie Charles Cros, pour un enregistrement regroupant diverses œuvres de Chopin. Il a entre-temps également enregistré une intégrale des sonates pour piano de Mozart, aujourd'hui indisponible et dont la ré-édition serait bienvenue.

Il va ensuite s'intéresser à la musique de chambre avec le Quatuor Calvet, puis forme un trio avec le violoniste Gabriel Bouillon et Pierre Fournier, le célèbre violoncelliste. Il découvre les œuvres modernes en accompagnant la cantatrice Marya Freund, et joue avec l'Orchestre Symphonique de Boston dirigé par Charles Munch ainsi qu'au Festival de Prades avec Pablo Casals et participe régulièrement dans les années 1955-1958 au Festival Gabriel Fauré à Foix.

En 1972, il est nommé "Honorary Fellow" de l'Académie Royale de Musique de Londres.

Quand il quitte le Conservatoire en 1978, il revint aux studios d'enregistrement, et apparut de plus en plus en public. C'est alors que commence sa véritable carrière française, un peu tardivement par rapport aux pays étrangers qui l'ont reconnu bien avant.

En 1981, il participe au premier Festival de Piano de Laroque d'Anthéron : l'après-midi précédant le concert, il donne une conférence sur la musique de piano de Ravel. René Martin, le directeur du Festival se souvient aussi du dernier concert qu'il y donna en 1988 : "Une voiture l'attendait près de la scène pour le ramener dans sa loge après les cinq bis dont il avait généreusement couronné son concert. Spontanément, le public a formé une haie d'honneurs sous les platanes en l'applaudissant. Et lui souriait aux anges et saluait comme la reine d'Angleterre dans son carrosse".

En 1989, pour le bi-centenaire de la Révolution Française, il lui revint l'honneur, (il a alors 85 ans !) d'ouvrir le Festival de Newport, aux États-Unis.

Le 5 mai 1993 il est fait Grand Officier de la Légion d'Honneur. Deux jours plus tard, il donnait son concert d'adieu parisien à Pleyel.

La vie a été coriace avec lui, qui n'était pas pour autant un homme triste ou ennuyeux.

Sous l'emprise d'un trac chronique, insurmontable, il arrivait même à n'en plus pouvoir supporter le public. Il reculait souvent devant la redoutable épreuve du concert. Michael Levinas, (dont le propre père est né dans la même ville que Perlemuter), disait à son sujet :

"L'angoisse juive d'apparaître était doublée chez lui de la sur-responsabilité du survivant, au moment de l'interprétation".

Un trac tel que cela relevait parfois de la pure panique , un trac qui le laissait littéralement prostré, effondré sur sa chaise, souvent réfugié dans un coin de sa loge, comme une loque, "tel un lapin que l'on va attraper et qui se rapetisse terrorisé au fond de son clapier" pour reprendre l'expression de René Martin, à l'occasion de ses concerts à Laroque d'Anthéron.

On a dit de lui, (il le reconnaissait aisément d'ailleurs, jusqu'à en plaisanter) qu'il avait une mémoire parfois défaillante, et…des doigts pas toujours infaillibles. Adulé à l'étranger il refusa longtemps de se produire à Paris, précisément en raison d'un catastrophique trou de mémoire dans les Etudes Symphoniques de Schumann. Mémorable absence de mémoire qui ne fit que contribuer à la permanence de son trac, qui l'empêchait littéralement de rentrer en scène. Un matin de concert, répétant dans une salle dont les fenêtres donnaient sur le Mont Blanc, il lui était devenu impossible de monter une gamme sans accrocher. Surpris pendant cette désastreuse répétition il avait alors dit à ceux qui étaient là, se tournant vers le sommet témoin de cet accroc obstiné :

"Je ne sais plus rien, et lui s'en fiche ; son éternité s'en fiche… !" :

Comme souvent, il fallut, le soir venu le chercher pour le conduire et le pousser littéralement sur la scène. Lumière, applaudissements… : il se redressa, s'assit au piano, et retrouva d'un coup cette grandeur, ce toucher inimitable qui  n'appartenaient qu'à lui.

Parmi les grands principes de son enseignement, il attachait la plus grande importance à deux d'entre eux :

"Jouer le plus sobrement possible, sans tomber dans la rigidité ou la froideur"

et le respect du doigté : " Le doigté c'est le timbre ! " disait-il, en avouant en soulignant que le temps passé à travailler dans ce sens la seule Barcarolle de Chopin, lui eut suffi à apprendre les quatre concertos de Rachmaninov.

" S'effacer le plus possible devant le clavier " : Lui qui se glissait jusqu'au piano comme un chat (il adorait les chats) sur un fauteuil, ne supportait pas la " mise en avant " de celui qui joue. Quasi immobile, sans faire usage de la moindre force, il emplissait jusqu'au dernier gradin la salle dans laquelle il jouait de sa sonorité limpide.

Il luttait aussi très souvent contre une vitesse excessive. Mais il savait aussi tout pardonner aux artistes. Ainsi, à un critique qui pinaillait peut-être un peu trop à ses yeux sur les tempos de Martha Argerich il répondit : " Elle joue trop vite, mais… elle a tout compris ! "

Et d'ajouter aussitôt : " je dis qu'elle joue trop vite, comme tous les vieux disent des jeunes qu'ils jouent trop vite, car ils ne peuvent plus en faire autant. "…

Alain LOMPECH a fait référence à l'admiration que ARRAU avait pour PERLEMUTER, interprète de Ravel, et qu'il eut bien voulu rencontrer. Bien que ce dernier se soit un peu fait tirer l'oreille : " Que voulez vous que deux vieux fassent ensemble ? ", avait-il répondu à Alain Lompech qui le sollicitait. LOMPECH avait fini par organiser le rendez vous, …qui n'eut jamais lieu, ARRAU étant décédé sans être jamais repassé par Paris.

Champion de croquet dans sa jeunesse, il eut sans doute été un bon joueur de golf si ce sport, à cette époque avait été plus abordable. Et, comme beaucoup de golfeurs, il était un mordu de bridge. Son élève Michel Dalberto  se souvient d'ailleurs lui avoir recherché des partenaires à Salzbourg !

 Il lui arrivait cependant d'imiter malicieusement un grand maître du passé : Ferrucio Busoni, Wilhelm Backhaus ou Serge Rachmaninov, les pianistes qu'il vénérait le plus, de sacrés virtuoses. Dans les grands soirs, il les frôlait… Il a passé son temps à mieux lire les textes. Lui qui fut le premier pianiste à jouer le 3ème Concerto de Prokofiev après l'exclusivité du compositeur, disait souvent qu'il aurait pu appendre tous les concertos de Rachmaninov, tous ceux de Prokofiev s'il n'avait préféré approfondir Ravel, Chopin, Fauré, Schumann et la Sonate de Liszt.

Vlado PERLEMUTER 4

 

 

" Sa mort alors qu'il atteignait vaillamment le siècle d'existence a laissé les amateurs de piano orphelins. Sa mémoire parfois défaillante et ses doigts pas toujours infaillibles n'ont en rien entaché la gloire de ce musicien exigeant, humble et au phrasé athénien…

…Il y a quelque chose de familier et de droit dans le jeu de Perlemuter. Une sorte de rectitude morale, mêlée de douceur. Tout cela convient très bien à Chopin et nous donne l'un des plus vrais visages de sa musique". (Olivier Bellamy)

 Je me souviens encore de sa dernière visite en ma compagnie, au Festival de Laroque d'Anthéron. (il n'y jouait plus) : c'était au cours de l'été 2002, juste un peu plus d'un mois avant qu'il ne nous quittât, définitivement : il est mort le mercredi 4 septembre 2002, à Paris, âgé de plus de 98 ans.

Assis l'après midi à côté du piano sur lequel travaillait le pianiste de la soirée, il lui donnait encore ses conseils, en pédagogue avisé, toujours désireux de transmettre de léguer, ce savoir qu'il avait. La simplicité avec laquelle il s'adressait à lui était profondément touchante.

Le soir venu, il regagnait sa place, en simple auditeur. Etant à  son côté, Je le vis pleurer… Inquiet, à l'entracte je lui avais demandé, vu son grand âge, s'il ne s'était pas senti bien. " Non, mon petit, m'avait-il alors répondu, ajoutant sur le ton de la confidence : je pleurais, parce que jamais plus je ne pourrai jouer ainsi ". Je me tus : j'avais à mon tour les larmes aux yeux.

Je suis revenu à La Roque d'Anthéron l'année suivante. Douloureusement. J'y ai croisé le patron du Festival, René Martin, qui, habitué à m'y voir aux côtés de Vlado, m'a reconnu. Il vint vers moi, et me dit d'une voix que l'émotion étouffait : " Oui, " Il " nous manque… et ici, il nous manquera, définitivement ".

 

 

 



[i] Ce qui explique que toutes les photos que l'on a de lui ne le montrent que du côté droit.